La musique, C’EST QUOI ? ep02
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Pour partir à la compréhension de nos environnements sonores, Octave laisse place aux réflexions qui ont engendré une attention particulière aux sons qui nous entourent. Dans cette série d’articles, accompagnée d’intervenants spécialisés dans leur domaine, de la philosophie, à l’anthropologie en passant par les neurosciences.
Pour prolonger cette réflexion autour de l’art des sons : la musique, nous avons rencontré, Mathias Rousselot Docteur en musicologie. Il enseigne la musicologie à l’Université d’Aix-Marseille entre 2007 et 2018. Ses recherches concernent principalement la sémiotique musicale, la narrativité musicale, ainsi que la philosophie musicale. Auteur d’un livre sur l’improvisation musicale (2012) et d’un livre sur le sens de la musique (2016), il est le préfacier de la traduction de Semiotics of Classical Music : How Mozart, Brahms and Wagner talk to us d’Eero Tarasti . Il écrit actuellement un volume sur la musique contemporaine dans le cinéma hollywoodien.
La musique, c’est quoi ?
Depuis des siècles, nous ne cessons de tenter de définir l’art des sons. De lui donner une définition ontologique qui engloberait toute sa réalité, en dépit de ses variétés et de ses innombrables formes. De nombreux philosophes se sont exprimés à son sujet au cours de l’histoire, de l’antiquité à nos jours. Pensons à Platon, Aristote, Saint-Augustin, Boèce… et plus récemment, à Rousseau, Nietzsche, Schopenhauer. Pensons également à tous les théoriciens (Zarlino), scientifiques (Kepler, Mersenne) artistes (Rameau), musicologues, sociologues, anthropologues, trop nombreux pour être cités, qui n’eurent de cesse d’interroger la musique afin de savoir ce qu’elle est.
Cette préoccupation pour l’ontologie musicale, encore vive avant l’ère moderne, n’a plus tellement le vent en poupe aujourd’hui. Devant la difficulté de l’entreprise, la littérature scientifique sur la musique a préféré se recentrer sur les particularismes, les singularités des œuvres, des pratiques, des compositeurs, des styles, mais également tous les espaces transitionnels entre les styles, les époques, les porosités entre les disciplines… tous les inter…, tous les trans… . L’idéologie dominante en 2020 a même plus ou moins refermé le cercueil de l’ontologie, en refusant de parler de la musique au singulier au profit des musiques (au pluriel), et en incluant presque systématiquement la musique dans une vision transdisciplinaire, qui lui interdit, de fait, une visée ontologique (étude de l’être musical en tant qu’être, indépendamment de ses déterminations particulières). Il est de nos jours presque osé de vouloir réactiver l’ontologie dans les milieux académiques.
Selon moi, aucun problème n’a jamais été résolu en ajoutant des « s » aux mots. Qu’il existe une infinité de musiques ne contrevient pas avec l’idée que l’art des sons est envisageable à l’aune de son être idéal propre. J’ai donc tenté dans mon ouvrage intitulé Le sens de la musique. Ontologie & téléologie musicales, d’affronter la question que vous me posez « la musique, c’est quoi ? » avec sérieux, mais surtout avec humilité, vu l’ambition.
Essayons de trouver une réponse simple. La musique, c’est d’abord du son. Et puisqu’elle partage le monde audible avec le bruit et la parole, elle marque une spécificité de ce monde sonore dont elle fait partie. C’est ensuite, et conjointement, une activité humaine, au sein de laquelle se dévoilent des pratiques, une culture, des habitudes, des idéologies, une économie, une anthropologie, une sociologie. Ainsi, lorsque l’on parle de musique, de quelle musique parle-t-on au juste ? De cette activité humaine, ou du matériau sonore ? Ou des deux conjointement ? À mon sens, la musique est avant tout du son. Cela, car l’humanité qui se déploie en musique ne se mesure qu’à l’aune d’une relation au son : les fonctions de compositeur, interprète, auditeur, musicien, musicologue ne sont spécifiques que parce qu’elles s’adressent au monde sonore. Ainsi, le texte d’une chanson – par exemple – n’est « musical » que parce qu’il accompagné du son musical : ce n’est pas sa nature de texte empreint de significations et d’idéologie qui le désigne comme étant musical.
Ainsi, si l’on doit définir la musique, de manière lapidaire et en se trompant le moins possible sur son essence, la définition d’Édouard Hanslick dans Du beau dans la musique (1854) me paraît la plus appropriée : « une forme sonore en mouvement » dont « la matière et sa réalisation formelle » se confondent « dans une unité parfaite et mystérieuse ».
A quoi sert la musique ? De quoi est-elle capable?
Tout doit-il avoir une fonction dans notre monde ? Parfois, la musique en tant que forme sonore (Hanslick) n’a pas une fonction identifiable ou clairement assumée. Mais en tant qu’activité humaine, elle peut recouvrir toutes les fonctions communes aux activités humaines : des fonctions très prosaïques comme tuer l’ennui, habiter le silence (dans un ascenseur), rythmer le quotidien (lorsque l’on écoute la radio en partant au travail). Elle peut avoir vocation esthétique (un très beau thème mozartien comme celui du Menuet en mi mineur de la sonate pour piano et violon K. 304, ou les premières mesures des Hébrides de Mendelssohn que je vous recommande) ou avoir pour ambition une démonstration technique (improvisée ou non) d’un virtuose : je pense autant à Liszt et sa Campanella reprise de Paganini qu’à un guitariste actuel comme Bireli Lagrène. Elle peut accompagner les rites (messes et autres œuvres du répertoire religieux, comme l’exceptionnel et méconnu Requiem de Cristobal de Morales à la renaissance), la transe (chamanisme, cf. La musique et la transe de Gilbert Rouget), les processions funéraires comme les marching bands à La Nouvelle-Orléans. Elle peut être le résultat d’une tentative expérimentale, servir de laboratoire.
La musique moderne (notamment le futurisme italien du début du XXe siècle) et la musique contemporaine (notamment l’électroacoustique au sens large) en sont des exemples très parlants. La musique peut aussi avoir vocation commerciale, comme n’importe quel produit de consommation à l’époque actuelle (je pense notamment à une partie majoritaire de la musique hip-hop actuelle). Elle peut avoir vocation politique (chansons sur timbres de l’époque pré- et postrévolutionnaire à la fin du XVIIIe). Elle peut être une dédicace (Quatuors de Mozart dédiés à Haydn, Quatuors de Beethoven et de Haydn dédiés au Prince Lobkowicz) ou répondre à la commande d’un mécène.
La musique peut même avoir de tristes ou de funestes desseins. Elle a rythmé – tristement – le travail des esclaves dans les champs de coton aux États-Unis (Field Hollers, Work Songs). Elle a pu – honteusement – torturer des détenus dans la prison de Guantanamo, comme le rappelle Peter Szendy dans « Musique et torture. Les stigmates du son ».
Aucune de ces fonctions, aussi diverses soient-elles, n’est spécifiquement musicale. En effet, pour reprendre quelques exemples, n’importe quel objet esthétique (ou non) peut avoir vocation esthétique (une œuvre picturale, mais également une chaise, une voiture) ; n’importe quel objet esthétique (ou non) peut être vendu comme un produit de consommation (nous l’avons dit), comme il peut servir de dédicace (Horace adressa à Mécène sa première ode, sa première épode, sa première satire et sa première épître) ou avoir vocation politique (les cadeaux diplomatiques, comme la Girafe Médicis, l’éléphante de Louis XIV, ou la tunique d’Argenteuil offerte par Charlemagne à l’abbaye du même nom).
Mais lorsqu’on se pose la question de la fonction musicale d’un point de vue ontologique (ce qu’on appelle la téléologie), les choses se corsent ! Je ne peux pas dans cette courte interview retracer toute la réflexion de mon livre, mais laissez-moi vous livrer mes conclusions. Selon moi, la musique (le son musical) est capable d’une grande prouesse. Elle sert une rencontre entre soi et le déjà-soi. Elle permet de se re–trouver, de se re–voir. Tout ceci trouve son fond indubitable et sa rigueur dans le fait que chacun de nous ressent dans la musique qu’il aime le mouvement de sa propre vie, de sa propre existence passée (Rousselot, op. cit.) ». Comme le disait Nietzsche, « toute musique ne commence à avoir un charme magique qu’à partir du moment où nous entendons parler en elle le langage de notre propre passé »
Et tout ceci n’est possible que grâce à la nature spécifique de la musique. Puisque sa matière se confond avec sa forme, sa forme ne signifie pas comme le langage parlé, qui lui, exprime autre chose que lui-même. Ainsi, la signification musicale (ce que la musique veut dire) est foncièrement équivoque (contrairement à un texte, un livre). L’équivoque, qui est le régime normal d’une forme « qui porte le sens indirectement et suggère sans signifier » (Jankélévitch, La musique et l’ineffable, 1983 : 94), nous incite à entendre en musique un sens, et donc à le construire à partir de notre propre vécu et de notre propre imaginaire. Ainsi, nous y entendons parler le langage de notre propre existence. La musique ne dit rien : elle parle de moi. Voilà d’ailleurs pourquoi la musique que nous aimons nous paraît si familière, et pourquoi nous avons tout naturellement tendance à méconnaître ou mésestimer l’intérêt ou l’amour d’autrui pour des musiques que nous abhorrons ou qui nous laissent indifférentes.
Pensez-vous que le partage de musique permet l’expression d’une identité ?
Si l’on suit le raisonnement ci-dessus, l’auditeur ressent en musique le mouvement de sa propre existence. Mais ici, il y a naturellement un point essentiel à éclaircir. Une « existence » doit beaucoup à son environnement culturel. Autrement dit, la musique parle de moi, mais ce « moi » est fortement imprégné par la culture qui m’a vu naître. Les « mois » d’une même culture partagent donc quelque chose de commun lors d’une écoute musicale. L’écoute musicale (comme la pratique) exprime, en partie, une identité culturelle.
Cela dit, il existe un immense écueil scientifique que l’anthropologie et la sociologie musicales ont de plus en plus de mal à surmonter à notre époque : comment parler d’une identité culturelle ou plus modestement d’une identité musicale, à l’heure de la mondialisation ? Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le monde actuel est foncièrement métissé, imbriqué, cosmopolite, hybridé, acculturé, déculturé (Gilles Léothaud), du fait de la mondialisation et de sa doctrine, le mondialisme. Ainsi, les anciennes identités musicales du XIXe siècle (les nationalismes musicaux) se sont aujourd’hui totalement diluées, et une tradition musicale est susceptible de concerner n’importe qui n’importe où sur Terre.
Les frontières musicales sont tellement poreuses, les interfaces tellement nombreuses, que les identités musicales actuelles ne sont en fait l’apanage que de très rares musiques traditionnelles et des communautarismes hermétiques. Je pense même qu’elles n’existent plus à proprement parler. Certes, le didgeridoo évoque sans peine l’identité aborigène (sa culture et ses symboles), mais je pense qu’il y a aujourd’hui plus d’Occidentaux jouant de cet instrument que d’Aborigènes. Mon propre cas est également très parlant : issu d’une famille française des classes moyennes, j’écoute autant Wagner, Saint-Saëns que Metallica, et je joue du jazz et du flamenco. Chez moi, j’ai de nombreux instruments venus des 4 coins du monde, et j’ai pu faire écouter à mes élèves de 4e la première Sonate pour piano de Boulez, comme j’ai pu captiver mes élèves de Master II à l’écoute des Uilleann Pipes irlandaises, de la guitare flamenca de Paco de Lucia, et du gamelan balinais.
Ainsi, écouter du hip-hop de nos jours, par exemple, et partager avec d’autres le goût pour une telle musique ne signifie aucunement que l’on exprime une identité particulière, contrairement à ce que prétend la sociologie musicale d’obédience bourdieusienne. « Dites-moi ce que vous écoutez, je vous dirai qui vous êtes » est au mieux un slogan daté, au pire, un tour de passe-passe intellectuel. D’ailleurs le cas du hip-hop est très parlant.
Les deux formes musicales du hip-hop, le rap et le beat box, sont pratiquées et écoutées par une infinité de profils sociologiques et culturels. Le rap, autrefois un style identitaire à part entière avec des musiciens majeurs comme Biggie Smalls et Tupac, est aujourd’hui une esthétique majoritaire et très cosmopolite, au point même qu’il tient le rôle prépondérant de « variété » presque partout dans le monde.
La musique est-elle un langage universel ?
Si l’on entend par « universel » la constance dans le temps et dans l’espace, il paraît évident que la musique est universelle, au sens où elle existe (certes sous de nombreuses formes) dans toutes les sociétés, à toutes les époques. La paléolomusicologie en témoigne : « Les premiers instruments de musique apparaissent avec l’Homo Sapiens Sapiens, il y a plus de 25 000 ans, principalement des flûtes en os de vautours ou d’aigles, des sifflets en phalanges de rennes perforées, des rhombes en ivoire de mammouth ». À ma connaissance, il n’existe pas de société où l’art des sons est absent, même si le mot « musique » tel que nous le concevons dans notre société occidentale n’a pas le même sens aux 4 coins du globe.
Sans me rappeler immédiatement des références bibliographiques, je me souviens d’avoir lu certaines théories (qui ont mon approbation, d’ailleurs) évoquant la possibilité que la musique ait même précédé la naissance du langage parlé. C’est dire comme elle est ancienne, et comme elle est essentielle ! C’est dire également à quel point elle existe sans le concept même de langage !
Car il reste à déterminer, dans votre question, si la musique est un langage. L’analogie au langage a toujours passionné les sciences humaines et les théories de l’art. La linguistique a même un temps fasciné la musicologie pour la rigueur scientifique qu’elle pouvait lui apporter et l’arrière-plan conceptuel densifié qui probablement lui faisait défaut. Cette vaste problématique a été abordée notamment par la musicologie aixoise (Bernard Vecchione, Christine Esclapez, bien d’autres, et moi-même), mais la question « la musique est-elle un langage ? » demeure toujours sans réponse convaincante et définitive. Car le langage conçu comme « système de signes permettant la communication » semble bien mal s’appliquer à un médium aussi abstrait que la musique. à tout le moins, le son musical (à lui seul) ne communique jamais des significations précises comme le feraient le langage parlé ou un texte. Je pense même qu’elle est incapable de communiquer la moindre signification. Faisons une expérience. Écoutez une mazurka de Chopin, et dites-moi ce qu’elle signifie ! Si vous n’y connaissez rien, vous trouverez une réponse ad hoc qui ne vaudra que pour vous, et qui témoignera de ce qu’elle évoque de votre existence et invoque de votre imaginaire. Si vous êtes un connaisseur, vous me direz que la mazurka est une danse traditionnelle de Pologne à trois temps accentuée plus favorablement sur les temps faibles, et que Chopin la réinvente pour exalter ses origines nationales. Mais est-ce vraiment le son musical qui vous aura informé de cette signification ? Ne sont-ce pas plutôt les textes que vous avez lus sur la vie de Chopin et sur la théorie musicale, qui vous en ont informé ? La raison d’être du son musical n’est donc pas de communiquer des significations (comme un langage), mais plutôt de faire écho dans votre vécu, et de rebondir dans votre imaginaire.
Toutefois, la pratique de la musique partage un certain nombre de traits communs avec celle du langage parlé. Les articulations, les ponctuations, les phrases… Plus particulièrement en improvisation musicale (Rousselot, 2012). Je dois concéder qu’il y a des similitudes assez spectaculaires. John Sloboda a relevé dans L’esprit musicien ces ressemblances : « on perçoit plus facilement l’improvisation musicale sous son vrai jour dès l’instant ou on la compare à une compétence verbale dont les exigences sont grosso modo analogues ». L’exercice d’improvisation ressemble trait pour trait à l’exercice du discours parlé quotidien. Lorsqu’on discute avec quelqu’un, on connaît à l’avance la langue d’expression (le Français, pour nous), notre manière propre de nous exprimer (notre style, si l’on veut), et nous connaissons à l’avance le sens global de notre propos. En revanche, nous ne pouvons déterminer à l’avance la forme exacte (le résultat sonore) de notre discours. Il en est de même en improvisation. Nous connaissons à l’avance le mode d’expression, le style (et l’ensemble de ses codes et de ses gimmicks), mais jamais le résultat sonore définitif.
Sans plus rentrer dans les détails, essayons de résumer notre pensée sur la question du langage : l’ontologie musicale n’a qu’un rapport lointain avec le concept de langage, mais la pratique musicale (notamment improvisée) est – à certains égards – assez analogue à celle du discours parlé.
Quelle est la place de la musique et plus généralement du son dans nos vies ?
Des ascenseurs aux supermarchés, de la rue aux émissions télévisées, tous les lieux sont emplis, presque débordants de musique. Il n’y a guère de lieu en ce monde sans présence de musique, et il n’est aucun lieu habité en ce monde, j’insiste, sans possibilité d’existence de musique. Que vous soyez un détenu de Guantanamo mis à l’isolement dans une caisse, car suspecté d’action terroriste, ou un mineur chilien emprisonné sous la roche après un coup de grisou, rien ne vous empêchera de vous chantonner, même intérieurement, une musique ou un air à votre goût. Si la musique n’est pas physiquement présente (audible), notre cerveau nous permet de garder toujours un petit morceau de musique dans la tête. Cela devient même parfois obsédant, lorsqu’un air facilement chantable vient s’accrocher à notre boucle phonologique.
De l’invention du phonographe d’Edison en 1877 à nos jours, les procédés toujours plus perfectionnés d’enregistrement et de diffusion du son n’ont fait qu’accentuer la submersion musicale de notre monde sonore, alors que l’ère industrielle, ses machines, ses transports, ses fracas, ses « klang », ses « bang », et ses « clac », l’inonde d’un vacarme permanent. Pour beaucoup de citadins, une mise au vert leur paraît nécessaire pour échapper au travail et à la pollution de l’air. Moi, je retourne le plus souvent possible à la campagne, « à la terre » comme j’aime dire, pour échapper à la pollution sonore, et retrouver l’harmonie perdue entre l’homme et la nature. J’aime retrouver, tant que possible, le paysage sonore originel (pour reprendre l’expression de R. Murray Schafer), celui que la nature a composé dans une harmonie subtile qu’elle seule connaît.
Une vie sans musique ?
On connaît tous la phrase de Nietzsche « la vie sans musique est tout simplement une erreur, une torture, un exil » (Crépuscule des Idoles et lettre à Gast du 15 juin 1888). Certains auteurs comme Éric Blondel voient dans cette phrase autre chose qu’une déclaration d’amour et qu’un « mouvement de passion personnelle ». Mais on pourrait être tenté de n’entrevoir dans cette citation (usée jusqu’à la moelle par les musicologues et les journalistes) aucun fond métaphysique ou conceptuel véritable, au regard de la richesse intellectuelle déployée (par ailleurs) par son auteur sur le sujet dans le reste de son œuvre (Le cas Wagner, Naissance de la Tragédie). On ne pourrait y voir qu’une simple déclaration d’amour donc (un amour torturé chez Nietzsche), comme l’ont fait de très nombreux musiciens, romanciers et littéraires. On les connaît toutes ! « La musique adoucit les mœurs » (proverbe), « Qui néglige la musique ignore l’approche du sublime » (Louis Nucera – Ils s’aimaient), « La musique est la langue des émotions » (Kant), etc…
Mais lorsque l’on s’y penche sérieusement, tous ces proverbes et citations révèlent en réalité une profondeur métaphysique que l’on peut saisir immédiatement lorsque l’on se pose les questions suivantes : « La musique peut-elle disparaître à jamais ? », « la musique aurait-elle pu ne jamais exister ? “ Si l’on essaye de répondre, on s’aperçoit que l’existence de la musique et l’existence de l’humanité sont rigoureusement coextensives, que l’une est suspendue à l’autre, que la musique n’existe pas sans l’humanité et que l’humanité n’existe pas sans musique. On a effectivement du mal à imaginer un monde sans musique, ce qui doit, en principe, lui conférer un rôle fondamental dans l’humanité. Nous avons déjà dit que sa naissance avait peut-être précédé celle du langage, qu’elle était présente à toutes les époques, et qu’aucun lieu en ce monde n’était inhabité par la musique. Il n’existe pas de désert musical (Rousselot, à paraître) sur le globe. Voilà des qualités rares pour une activité humaine !
J’ai donc proposé, dans un article intitulé Introduction à la musicologie utopique (2016), de relever le défi des questions utopiques (u, et τόπος, tópos (« lieu »), signifiant donc « (qui n’est) en aucun lieu) posées plus haut : « La musique peut-elle disparaître à jamais ? », « la musique aurait-elle pu ne jamais exister ? ». La musicologie utopique pourrait prendre la forme d’un exercice littéraire, baigné dans l’imaginaire romanesque, pensant la musique sur le mode du non-être, et cherchant, à travers une situation imaginaire, à éclairer la réalité musicale passée, présente, ou future. Par exemple, le roman de Georges Orwell 1984, souvent cité en sociologie ou en sciences politiques pour ses anticipations dystopiques, et prophétiques à de nombreux égards (malheureusement), évoque un Commissariat à la musique. Cet organe despotique pourrait-il, au cours du temps, anéantir toute possibilité de jouer de la musique et d’en écouter, jusqu’à faire disparaître tout bonnement l’art des sons ?