LA MUZAK, OU LA MUSIQUE SANS ÂME
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Ce que l’histoire raconte
Une chevelure blonde soyeuse masquée par un couvre-chef de bonne facture, une posture fière, un regard déterminé, et une moustache au taillage on ne peut plus précis, sans oublier la collection de médailles qui repose sur son habit de lumière… Je ne fais pas référence ici à Hulk Hogan, mais au lieutenant général américain Georges Owen Squier.
Ce nom ne vous dit sans doute rien, mais sachez que ce personnage est à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui la « musique d’ascenseur ».
En 1922 (oui, tout pile 100 ans), Georges Orwell Squier eut l’idée de diffuser des musiques aux soldats sur le front pour apaiser leur conscience. Cette initiative fut si bien reçue qu’il la poussa encore plus loin en fondant « Wired Radio », un service de radio transmis par lignes électriques et à destination des entreprises.
Un centenaire sans ténor
À la fois intrigué et fasciné par l’entreprise « Kodak », Georges opta finalement pour le néologisme Muzak pour définir son service. Ce mot deviendra rapidement un nom commun usuel, au même titre que Post-it ou encore Kleenex, et rentrera dans le langage courant aux États-Unis.
Par Muzak, on désigne donc cette musique dite « fonctionnelle », peu divertissante, qui a pour unique but de donner un rythme à un environnement. Les premiers clients de la société New-Yorkaise sont des usines de fabrication, celles dont le travail manuel et répétitif asservit un grand nombre de la population américaine de l’époque.
L’objectif ici est clair : supprimer l’ennui et stimuler le personnel sans pour autant affecter leur concentration. Il s’agit également de lutter contre l’absentéisme et de réduire la fatigue qui se développe avec la monotonie. Une chose est certaine dans l’esprit des dirigeants d’entreprises ; un travailleur heureux est un meilleur travailleur.
Muzak est en étroite collaboration avec des spécialistes des sciences humaines (psychanalystes, sociologues, philosophes) pour se placer en tant qu’expert du comportement humain. Leur premier constat a été d’observer que le silence dans un environnement de travail peut être source d’angoisse. Les sons « dramatiques » ou « dépressifs » qui ne viendraient qu’accentuer ce sentiment sont donc logiquement proscrits du catalogue musical. En somme, La Muzak se veut aseptisée, quoique parfois gaie et/ou relaxante, mais jamais mélancolique et très peu vocale.
Un succès immédiat, une diffusion étendue
Aux États-Unis, l’engouement autour de ce dispositif attise les curiosités. Assez rapidement, la « Muzak » va se répandre comme une traînée de poudre au sein de différentes structures.
On peut entendre cette musique fonctionnelle jusque dans les écoles. Sur la base d’une expérimentation, elle est diffusée durant les heures de cours afin d’observer s’il est possible de retrouver la même efficacité de rendement que dans le milieu du travail. Les effets se sont avérés concluants en classes maternelles. La musique semble calmer les enfants.
Dans certaines banques, une sélection de Muzak douce, discrète, et rassurante accompagne le client jusque dans la salle des coffres.
La musique fonctionnelle est également popularisée dans les hôpitaux (cardiologie et autres services intensifs, cliniques, maternités) pour agir contre l’angoisse et la souffrance des patients. Les effets ont été prouvés sur la baisse de la pression sanguine et la régulation du rythme cardiaque.
Enfin, il ne faut pas oublier de citer les lieux de consommation par excellence. Les supermarchés et les boutiques de vêtements. Les morceaux doivent être ici assortis à l’ambiance générale du magasin et de la clientèle. Dans un espace de vente, le climat doit être chaleureux pour maintenir cette clientèle dans une sphère positive. 100 % des clients vont y être exposés, mais combien vont réellement le remarquer et y prêter attention ? Idéalement, la sélection musicale est entrecoupée de messages publicitaires pour de l’achat immédiat qui, de par leur incongruité, vont capter davantage l’ouïe. Pour preuve, des enquêtes de l’époque ont montré que cela pouvait accroître les ventes de certains produits de 60 % à 2000 % !!!
D’où lui vient cette désignation de « musique d’ascenseur » ? Et bien, il semblerait que ce soit précisément dans cet endroit que la Muzak soit la plus audible et la mieux perçue par ceux qui en sont ciblés. La hauteur vertigineuse des gratte-ciel américains rendait les trajets en ascenseurs parfois claustrophobiques. La musique fonctionnelle a quelque peu réussi à atténuer cette sensation.
Que penser de tout ça ? Nous entrons, avec l’industrialisation, dans une ère qui se voudrait exclusivement dynamique, où le statisme n’a pas sa place. La musique fonctionnelle rajoute son grain de sel dans ce qui s’apparenterait être « la peur du silence ».
Elle est présente dans les ascenseurs, certains avions, et même parfois jusque dans les toilettes ! Il tombe sous le sens que nous avons tous besoin d’une réserve d’insonorité, de répit. Et à ce moment-là, elle nous est de moins en moins accordée.
Si la Muzak est censée décupler la productivité au travail, on ne se demande pas comment est l’individu quand il rentre chez lui après une journée de production intense.
À quoi ça ressemble ?
Il existait et existe peut-être toujours un débat qui tend à dire que cette Muzak est un genre musical à part entière, au même titre que le rock, le blues, la techno… De mon point de vue, c’est une hérésie.
On retrouve cette musique fonctionnelle dans plusieurs genres et sous-genres ayant vécu bien avant l’invention de cette dernière. Le général Squier n’a pas demandé à des musiciens de composer de la musique pour les diffuser à ses soldats. Il a emprunté des morceaux déjà établis.
La musique d’ascenseur se perçoit dans plusieurs sphères qui n’ont d’ailleurs pas forcément de lien entre elles à première vue : le Jazz, la Bossa Nova, l’Ambient, le Classique, la House, le Rock Progressif…
Glenn Miller fut un des tout premiers artistes populaires à être plébiscité pour ses œuvres. Selon les spécialistes, il serait celui qui a donné une nouvelle dimension à la Muzak en composant Pennsylvania 6-5000 exclusivement pour le hall et les ascenseurs de l’hôtel Pennsylvania de New York. Une mélodie jazzy qu’on qualifierait de « rétro » avec la qualité sonore des enregistrements de l’époque. Un merveilleux assortiment de cuivres et de percussions qui donnent naissance à une rythmique entêtante qui n’est pas sans nous rappeler les musiques de vieux films du siècle dernier.
Autre figure de proue de ce mouvement : Brian Eno. Respecté par l’immense majorité des producteurs de musique ambient et expérimentale, l’artiste britannique a créé des pièces sonores destinées aux aéroports et regroupées dans un seul et même album : « Ambient 1 : Music Fort Airports ». Elles sont caractérisées par des notes tenues, des accords lents, et une faible variété d’instruments qui donnent l’impression d’une sobriété d’exécution. Il n’en reste pas moins que cet album deviendra le plus grand succès de la carrière d’Eno et servira de référence pour de nombreux compositeurs du même genre.
Aujourd’hui, Muzak n’est plus
Avec le temps, Muzak a en quelque sorte été victime de son succès et fit l’objet de critiques de plus en plus récurrentes.
1969 marque un tournant dans l’activité de la société. En effet, une plainte de l’UNESCO réclame un droit au silence après que l’un de ses membres (un violoniste qui plus est) fut importuné par l’environnement sonore dans un avion. C’est ainsi qu’on assiste peu à peu au déclin de l’outil de diffusion et à la ringardisation de ce qui autrefois était innovation.
En définitive, considérée comme une « guimauve commerciale sous forme de manipulation sonore » ou encore de « musique répétitive has been », la société New-Yorkaise perd de sa superbe pour finir par être rachetée par une agence de marketing nommée Mood Media. Aujourd’hui, il vous faudra écumer bon nombre d’établissements pour espérer pouvoir écouter des morceaux issus du catalogue de Muzak. Les playlists de lieux de travail et de vie sociale sont dorénavant souvent confiées à des agences comme la nôtre qui proposent un service sur-mesure.
Rédaction : Clément LASSERRE